L’apport de l’actuariat et les techniques d’expertise des pertes futures

I. Les principes de base de la réparation

La réparation intégrale du préjudice. Le principe de la réparation intégrale du préjudice est commun à la plupart des pays occidentaux. Le Québec n’y fait pas exception.

L’article 1611 du Code civil du Québec (C.c.Q.) stipule que : « Les dommages-intérêts dus au créancier compensent la perte qu’il subit et le gain dont il est privé. On tient compte, pour les déterminer, du préjudice futur lorsqu’il est certain et qu’il est susceptible d’être évalué ».

L’auteur du préjudice est tenu de replacer la victime dans la situation où elle aurait été si l’accident n’avait pas eu lieu.

Toutefois, ce principe est davantage un idéal à atteindre en matière de dommage corporel. Longtemps, les tribunaux se sont retranchés derrière leur pouvoir discrétionnaire pour évaluer de façon arbitraire et globale des préjudices corporels graves.

La méthode aux points. Pendant de nombreuses années, les tribunaux québécois ont utilisé une méthode d’évaluation du préjudice que l’on qualifiait de « méthode aux points ».

Ainsi, un préjudice entraînant une IPP de 5 % était compensé en multipliant par 4 000 $ chaque point d’incapacité. Heureusement, depuis maintenant plus de vingt ans, avec l’entrée en vigueur du Code civil du Québec en 1994, cette méthode a fini par disparaître.

Pour illustrer notre propos, nous allons nous référer à deux dossiers de victimes.

1. Le premier est le cas de Patrick. Lors d’un séjour au ski, il fait une chute de 20 mètres à cause d’un défaut dans l’équipement du télésiège. Il sera amputé des deux jambes.

Patrick a aujourd’hui 40 ans. Au moment de l’accident, il était ingénieur dans une firme de génie-conseil et gagnait 100 000 $ par année (le revenu dit « potentiel »).

Il est acquis qu’il ne pourra plus exercer son emploi actuel. Après consultation auprès d’un expert, il est déterminé qu’il pourra faire un travail de bureau dans son domaine qui lui rapportera 50 000 $ par année (le revenu dit « résiduel »).

Peu importe que Patrick puisse ou non revenir à sa profession. C’est l’obligation de mitigation prévue à l’article 1479 du C.c.Q. qui s’applique ici : s’il est prouvé que Patrick a la capacité physique et psychologique de revenir travailler pour un salaire annuel de 50 000 $ (il gagnait à la base 100 000 $), seule la différence entre les deux salaires (c’est-à-dire 50 000 $ par année) sera compensée.

Ceci étant, si Patrick avait souscrit à une assurance invalidité qui prévoyait de lui verser 85 % de son salaire, il aurait eu droit au cumul. Depuis 1990, la Cour suprême du Canada considère en effet que le débiteur ne peut tirer profit de la situation de la victime qui a, par ces conditions de travail ou sa prudence personnelle, souscrit à une assurance invalidité. Cette solution est d’ailleurs reprise à l’article 1608 du C.c.Q.

2. Le second dossier concerne Marie. Par la faute d’un obstétricien, Marie est victime d’une anoxie ischémique à sa naissance, menant à une paralysie cérébrale, des atteintes neurologiques multiples et d’importants retards de développement.

Marie a aujourd’hui 6 ans mais elle a et aura, à vie, l’âge moteur et cognitif d’une enfant de 9 mois avec ce que cela implique. Elle aura besoin de nombreux soins spécialisés toute sa vie durant.

Elle ne pourra jamais travailler. Les parents feront alors le choix du maintien de Marie à domicile ou de son admission dans un institut d’éducation spécialisé et il faudra calculer les conséquences du scénario choisi.

En pratique, il nous arrive souvent d’évaluer les deux scénarios avec l’aide d’un ergothérapeute et d’autres spécialistes. Dans ce cas précis, j’engagerais environ dix experts :

  • un gynéco-obstétricien pour la faute
  • un neuroradiologue pour évaluer l’imagerie médicale
  • un néonatalogiste pour vérifier les soins administrés en néo et post-natal ainsi que pendant l’accouchement et pour déterminer s’il y a d’autres explications possibles
    un physiatre (médecin spécialisé en réadaptation) qui évaluera ses dommages et son espérance de vie
  • un neurologue pédiatrique qui parlera de l’aspect causalité
  • un psychiatre pour les parents
  • un ergothérapeute pour les besoins de la victime
  • et l’actuaire pour calculer le tout

Ces dix experts auront une contre-expertise de l’assureur du défendeur et les rapports seront présentés au juge avec droit au contre-interrogatoire des parties.

Maintien à domicile. La jurisprudence québécoise reconnaît depuis longtemps le droit des victimes de vivre dans leur milieu de vie pré-traumatique.
Après leur convalescence et réadaptation, Patrick et Marie retourneront à la maison.
Que va-t-on compenser ? La perte subie, qui regroupe plusieurs aspects.

Perte salariale passée. Concernant Patrick, s’il a deux ans d’arrêt complet de travail présumé ou hypothétique, on lui versera deux ans à 100 000 $, ensuite on lui attribuera une partie de son salaire jusqu’à la date de liquidation qui, normalement, se fait à peu près à la date du procès.

Après le dépôt des expertises, les experts actuaires des parties se réunissent généralement afin de connaître leurs points d’accord et de désaccord. Plusieurs scénarios sont alors proposés, le calcul étant réalisé à une date de liquidation la plus proche possible de la date du procès.

L’évaluation des pertes salariales passées pose peu de problèmes en général, mise à part la nécessité de calculer des intérêts sur la somme jusqu’au jour du procès ou du règlement.

Pertes pécuniaires autres que salariales. La perte comprend aussi les frais pour soins, passés et futurs, que l’on appelle les pertes pécuniaires autres que salariales.

La présentation de factures et de reçus est la norme. Malheureusement, plusieurs avocats omettent cette partie de la réclamation qui, pourtant, est très simple à prouver.

Il faut penser au kilométrage (voiture personnelle) et aux frais de taxis pour les frais de déplacement qui peuvent rapidement représenter des milliers de dollars. Les frais pour médicaments et thérapies représentent aussi des sommes importantes.

Dépenses extraordinaires futures. S’agissant de l’avenir, à partir d’une moyenne annualisée, il est possible de faire des projections actuarielles valables ou de valider l’évaluation de l’ergothérapeute expert intervenu en amont.

En effet, pour les préjudices graves, on a très souvent recours à l’expertise d’un ergothérapeute spécialisé dans ce domaine qui permet l’évaluation précise des besoins particuliers de chaque victime.

Ainsi, dans le cas de Marie, l’ergothérapeute lui rendra visite dans son milieu de vie et dans son milieu scolaire. Elle déterminera, sur une base annuelle, les montants nécessaires pour pallier son handicap et ses incapacités.

Méthode dite de « l’excédent des coûts ». Les tribunaux québécois utilisent largement cette méthode qui consiste à ne tenir compte que de l’accroissement des coûts, sans égard aux frais de subsistance normalement prévisibles.

Exemple : pour l’évaluation des besoins de supervision et d’aide à domicile de Marie, l’ergothérapeute prendra en considération le degré d’autonomie normal à différentes périodes de sa vie. Ne seront comptabilisées que les tâches supplémentaires que doivent assumer les parents, compte tenu de ses incapacités.

  • Des tableaux sont ainsi préparés pour tous les types de frais et tous les besoins futurs, à savoir :
  • besoins liés à l’aide à domicile (supervision, gardiennage, vacances pour les parents)
  • besoins liés aux déplacements (base roulante, siège de posture, marchette, fauteuil roulant motorisé)
  • frais d’adaptation d’un véhicule automobile
  • frais de déplacement et de séjour pour recevoir des soins
  • frais de thérapie
  • frais d’adaptation du domicile
  • besoins liés aux aides techniques (siège de bain ou de douche, lit électrique, orthèses)
  • besoins liés aux fournitures médicales
  • aides techniques pour accéder à l’ordinateur
  • besoins liés aux loisirs.

La plus-value et le coût de l’ergothérapeute. Un avantage indéniable est la capacité pour l’ergothérapeute d’expliquer au tribunal la situation de Marie sur une base plus personnelle et particularisée comportant :

  • l’histoire médicale sera approchée, considérée et résumée
  • l’évaluation de l’environnement, à la maison et à l’école
  • l’horaire occupationnel
  • l’évaluation des performances (ex. : la « spasticité »)
  • le rendement occupationnel (activités de la vie quotidienne : alimentation, habillement, hygiène personnelle, transferts, sommeil ; activités productives : tâches domestiques, école, travail).

Pour un aperçu du type de frais, référez-vous à ce texte.

Un autre avantage est le coût relativement faible de ce type d’expertise : alors qu’il est fréquent de payer des milliers de dollars pour les expertises médicales, l’expertise de l’ergothérapeute coûtera généralement entre 3000$ à 4000 $.

À noter que les frais d’experts sont généralement remboursés par la partie qui succombe.

L’actualisation. Il est très rare qu’un tribunal québécois ordonne le paiement d’une rente ; la possibilité n’existe d’ailleurs que pour la victime mineure. La majorité des condamnations se fait donc sous la forme d’un capital payable au comptant. Il est donc nécessaire d’actualiser le montant de l’indemnisation, c’est-à-dire de transformer en valeur actuelle l’ensemble des montants couvrant des pertes futures.

Précisons que le paiement de l’indemnité se fait en tenant compte des revenus bruts (i.e. les revenus avant impôts).

Ainsi, le montant reçu en règlement n’est pas imposable, mais les revenus provenant de l’investissement de l’indemnité sont imposables. Nous verrons plus loin que l’on peut prévoir une majoration pour provision d’impôt et également pour frais de gestion.

Le rendement sur investissement. La victime reçoit immédiatement un montant destiné à compenser des pertes et des dépenses futures.

Il lui est donc possible de faire fructifier ce montant. Le taux de rendement que la victime obtient en plaçant le capital octroyé par jugement est un facteur positif qui doit normalement entraîner une diminution du capital versé, pour éviter une sur-indemnisation.

L’inflation. L’inflation, en diminuant le pouvoir d’achat futur de la victime, vient contrebalancer en partie la plus-value générée par le placement de la somme en capital qui lui a été versée.

En revanche, l’augmentation du coût des biens et des services nuira grandement à la victime, puisque les calculs sont faits à partir des données dont nous disposons au moment du procès, sans correction pour tenir compte de l’inflation future.

Pour éviter ces phénomènes de sur-indemnisation ou sous-indemnisation, nous utilisons le taux d’actualisation…

Le taux d’actualisation. Ce taux n’est pas un taux d’intérêt. En réalité, le taux d’actualisation a, pour la victime, un effet exactement contraire à un taux d’intérêt : plus le taux d’actualisation est élevé, plus le capital octroyé est réduit.

À titre d’exemple, avec un taux d’actualisation -théorique – de 7 %, il faudra que le rendement des placements soit au moins 7 % de plus que l’inflation (en moyenne sur une longue période).

Plus la période d’indemnisation est longue, plus le taux d’actualisation a une incidence sur la valeur du capital remis à la victime.

En vertu de l’article 1614 du Code civil du Québec, les taux d’actualisation sont fixés par règlements du Gouvernement. Dès lors, les dommages-intérêts dus au créancier victime en réparation du préjudice corporel qu’il subit sont établis, quant aux aspects prospectifs du préjudice, en fonction des taux d’actualisation prescrits par de tels règlements.

Deux taux d’actualisation sont aujourd’hui applicables, quant aux aspects futurs du préjudice, au calcul des dommages-intérêts dus au créancier en réparation de son préjudice corporel :

  • 2 % pour les pertes résultant tant de la diminution de la capacité de gains que de la progression des revenus, traitements ou salaires ;
  • 3,25 % pour les autres pertes résultant de l’inflation.

Le barème n’a pas été modifié depuis l’adoption d’un décret de 1997, ce qui pose évidemment problème.

Ce double barème de capitalisation, est important parce qu’on cherche à reproduire la situation de la victime avant l’accident. Or, elle aurait eu des augmentations salariales en temps normal sur une longue période qui dépasse le taux d’inflation.

La date d’actualisation. Cette date est choisie par la partie, avec l’aide de son expert actuaire. La jurisprudence recommande de fixer une date la plus proche possible de la date du procès.
Il est donc fréquent de faire réviser les calculs actuariels si l’audition est très loin de la date à laquelle l’expert a réalisé son rapport.

II. Mise en application avec les cas de Patrick et Marie

A. Le cas de Patrick
L’actuaire sera engagé pour calculer les pertes salariales, ce qui sera assez simple dans son cas car il avait un travail régulier.

Pertes salariales passées. Elles sont évaluées à deux ans à 100 000 $ par année car il est prouvé que pendant ces deux années, il ne pouvait pas travailler et était en réadaptation.

L’actuaire calculera des intérêts sur cette somme jusqu’à la date de l’actualisation. Depuis octobre 2010, le taux des dommages moratoires est 6 %.

On utilise le salaire au moment de l’incident et on établit le revenu résiduel, s’il en est :

  • revenu potentiel : 100 000 $
  • revenu résiduel : 50 000 $

Soit 50 000 $ par an de perte.

Pertes salariales futures. Pour les évaluer, il faut tout d’abord prendre en compte l’âge de la retraite.

La jurisprudence québécoise prévoit un âge de retraite normatif à 65 ans. La preuve peut toutefois être faite d’un âge de retraite autre.

Un fonctionnaire de l’État verra souvent son âge théorique de retraite amputé de quelques années, alors qu’un professionnel libéral (médecin, avocat, psychologue) pourra se voir attribuer un âge de retraite plus élevé.

Cependant, fixer un âge de retraite qui sorte de la moyenne générale doit être prouvée par probabilité.

Résultat pour Patrick :

  • une perte annuelle de 50 000 $ pour 25 ans représente une perte « brute » de 1 250 000 $
  • 25 ans de perte salariale avec un taux d’actualisation de 2 % et une retraite à 65 ans : 942 800 $

B. Le cas de Marie
Les pertes salariales futures. Marie n’a pas de pertes salariales passées, mais ses pertes salariales futures ne seront pas si simples à évaluer. Elles devront faire l’objet de scénarios et être argumentées.

Nous recourons généralement à trois scénarios auxquels correspondent, dans le cas de Marie, les pertes salariales suivantes :

  • tous niveaux d’éducation (débutant à 19 ans) : 1 492 029 $
  • diplôme universitaire (débutant à 22 ans) : 1 927 830 $
  • profession libérale (débutant à 25 ans) : 3 143 888 $

La pertinence du scénario choisi se fait par probabilité et pourra s’appuyer sur des éléments fournis par les parents et la fratrie tels que les études de chacun, leurs emplois, leurs compétences, etc.

Actualisation des frais futurs. Utilisant les données de l’ergothérapeute, l’actuaire soumettra des montants actualisés. Il donne une série de frais.

Dans le cas de Marie, ces frais représentent 2 606 883 $.

Majoration pour impôts sur les dépenses et les soins futurs. Tenons pour acquis que nous avons 2,6 millions de dollars pour compenser tous les soins futurs de Marie sur 40-50 ans.

Selon l’expertise actuarielle, cette somme ne représente que 15 % du montant requis pour indemniser Marie. Les 85 % restant, qui permettront de payer intégralement les frais, vont venir des rendements du placement des 2,6 millions de dollars déjà versés.

Mais sur ces 85 %, une partie ira au fisc. Chaque dollar remis au fisc à partir des revenus générés est donc un dollar enlevé au paiement des frais futurs.

En d’autres termes, lorsque les revenus et les dépenses supplémentaires s’étendent sur une longue période, une partie importante des montants futurs à payer proviendra non pas directement du capital alloué, mais des revenus générés par le placement de ce capital.

Si ces revenus sont imposés, le capital s’épuisera bien avant l’échéance prévue, puisque le montant de l’indemnisation a été calculé sans tenir compte de l’imposition des revenus de placement.

Il faut donc ajouter la majoration requise au capital réclamé pour qu’il permette de payer non seulement les montants prévus, mais aussi les impôts exigibles sur les revenus de placement de chaque année.

Dans un cas comme celui de Marie, la majoration pour impôts sur les dépenses futures atteindra une somme importante, selon le scénario choisi :

  • tous niveaux d’éducation : 741 817 $
  • diplôme universitaire : 829 875 $
  • profession libérale : 961 692 $

Frais de gestion. Il s’agit d’un autre élément qui s’applique dans le cas de Marie.

Marie étant incapable de gérer ses affaires, ses parents pourront gérer ses affaires pendant un certain temps, mais pour respecter les hypothèses utilisées pour une réparation intégrale du préjudice, il est essentiel que les sommes investies rapportent 3,25 % par année, une fois l’inflation retranchée, et ce pendant 34 ans, parfois plus.

Pour obtenir un tel rendement, il est nécessaire d’embaucher un conseiller en placement.

Des frais de gestion sont accordés au Québec dans les cas où est apportée la preuve de l’incapacité du demandeur à gérer ses placements afin d’obtenir le rendement nécessaire.

Dans un cas comme celui de Marie, les frais de gestion seront importants :

  • tous niveaux d’éducation : 965 471 $
  • diplôme universitaire : 1 069 493 $
  • profession libérale : 1 351 116 $

Majorations. Tant la majoration pour impôts que le frais de gestion sont rendus nécessaires dans le contexte du paiement d’une somme forfaitaire. Une rente à paiements échelonnés enlève toute nécessité de discuter de telles majorations, en plus de protéger financièrement l’enfant contre des manœuvres et dépenses douteuses.

Perte patrimoniale. Le total des pertes pécuniaires de Marie est important :

  • tous niveaux d’éducation : 5 440 580 $
  • diplôme universitaire : 5 952 430 $
  • profession libérale : 7 279 821 $

Il faut ajouter à ce montant une demande de 360 000 $ pour les pertes non-pécuniaires plafonnées, les frais d’experts ainsi que les pertes de revenus des parents et leurs pertes non-pécuniaires.

Pour conclure. La pratique québécoise du dommage corporel montre le souci constant de faire travailler ensemble les différentes disciplines qui peuvent concourir à rendre l’indemnisation du dommage plus juste et plus équitable.